Réussir la transition démocratique en Tunisie
Une table ronde franco-tunisienne - 10 février 2014 – Collège des Bernardins, Paris
« Réussir la transition démocratique en Tunisie », tel était le thème de la table ronde franco-tunisienne qui a rassemblé une cinquantaine de personnalités françaises et tunisiennes le 10 février dernier au Collège des Bernardins à Paris. Cette rencontre était organisée conjointement par Initiatives et Changement France et le « Dialogue Méditerranéen » du Collège des Bernardins.
Trois particularités
Première particularité : la diversité et la complémentarité des compétences réunies, les participants étant issus des sphères diplomatique, politique, économique, des médias ainsi que des experts du monde arabe. Ainsi pouvions-nous noter la présence des ambassadeurs de France en Tunisie et de Tunisie en France et sept représentants du Quai d’Orsay, quatre députés, deux représentants de la Délégation générale du Trésor, un de l’Agence française du Développement, le directeur de l’Ipemed, des hommes d’affaires tunisiens et des experts du monde économique et du monde arabe, du CERI, de l’IRIS et du CNRS.
Deuxième particularité : une large représentation des sensibilités politiques, sociales et idéologiques puisque presque tous les partis politiques tunisiens et les deux principaux partis français étaient présents. Les acteurs de la médiation, UGTT, UTICA, Ligue des Droits de l’Homme et l’ordre des Avocats avaient été invités. Des difficultés techniques n’ont permis qu’à l’ordre des Avocats d’être présent. Les partis politiques Ennahdha, Ettakatol, CPR, Nida Tounes, Aljoumouri, Afek Tounes, Parti de l’Alliance démocratique étaient tous représentés. Mentionnons en particulier la présence de l’ancien chef de gouvernement de la transition, Ali Larayed et de Meherzia Labidi-Maïza, Vice-Présidente de l’Assemblée constituante.
Troisième particularité : un dialogue franc, les participants étant invités à se pencher hors de toute polémique sur les prochains défis à surmonter pour que la transition démocratique se poursuive dans les meilleures conditions. Le ton apaisé des débats a été remarqué. Le dialogue entre les participants a toutefois pâti de leur nombre, rançon du succès suscité par cette initiative.
Le timing et le lieu
Cette table ronde qui était en préparation depuis plus d’un an, qui devait se tenir initialement dans le centre d’Initiatives et Changement à Caux en Suisse, puis à Tunis, reportée à plusieurs reprises étant donné les événements qui ont marqué l’actualité tunisienne, s’est finalement tenue à Paris à un moment propice puisque la nouvelle Constitution avait enfin été adoptée, qu’un gouvernement chargé d’organiser les élections avait été mis en place. Le moment était donc idéal pour se pencher sur les prochaines étapes de la transition démocratique.
Un triple objectif : Comprendre, se comprendre et agir ensemble
Comprendre la situation, les enjeux et les obstacles à surmonter. Se comprendre : Français et Tunisiens ont une relation historique très ancienne, chacun est un partenaire incontournable pour l’autre, un partenaire souhaité, un partenaire ami. Cependant des non-dits pèsent aussi, faits d’incompréhensions, de malentendus, de suspicions et de frustrations. Un dialogue honnête pourrait contribuer à aérer cette relation et à tisser des liens de confiance. Agir ensemble enfin, pour des partenariats renforcés en vue de résoudre les problèmes sociaux et économiques qui pourraient mettre à mal les acquis de la révolution.
Le nouveau printemps tunisien
Comme l’a souligné l’ancien ambassadeur Jacques Huntzinger, l’un des organisateurs de la table ronde, la Tunisie a toujours été à la pointe de la modernité dans le monde arabe, avec la première constitution arabe rédigée en 1861, les avancées dues à Bourguiba notamment avec le code du statut personnel, une tradition syndicale et plus récemment le déclenchement des révolutions dans les pays arabes. Avec l’adoption de la nouvelle constitution et la mise en place d’un gouvernement de compétences chargé d’organiser les élections, c’est un nouveau printemps tunisien qui s’annonce même si de nombreuses questions restent posées.
Deux groupes de travail ont été constitués dans l’après-midi, l’un sur la transition politique et l’autre sur les défis économiques.
La transition sur le plan politique
La nouvelle constitution, élaborée de façon très consensuelle et adopté à la quasi unanimité a été évoquée à de nombreuses reprises, sujet de légitime fierté mais questionnée aussi sur les garanties qu’elle offre notamment pour la liberté de conscience et le statut de la femme. Autre sujet, la polarisation du paysage politique en deux camps s’opposant sur des questions identitaires et religieuses plutôt. Certains estiment que cette opposition est exacerbée dans le débat, alors que la véritable opposition devrait se faire sur des questions sociales et économiques, libéralisme versus préoccupations sociales. La majorité des participants appelaient de leurs vœux une voie combinant l’identité nationale arabo-musulmane et la modernité convaincus qu’islam et démocratie ne sont pas contradictoires comme l’a d’ailleurs affirmé le Président François Hollande lors de sa visite à Tunis. Cette opposition pour maintenir le clivage entre courants islamique et laïc est cependant prônée par certains partis politiques qui y trouvent chacun leur intérêt.
Le dialogue national que les Tunisiens ont pris le temps d’inventer et qui a permis les récentes avancées majeures dans la transition démocratique, apparaît comme une donnée essentielle de son succès. Au-delà même du dialogue, certains participants ont souligné la nécessité d’une véritable réconciliation nationale.
Autre thématique propre à la transition démocratique tunisienne, la légitimité électorale et la légitimité consensuelle : la victoire par les urnes ne suffit pas pour gouverner. La Tunisie innove avec le concept de démocratie participative et le rôle affirmé de la société civile en interaction avec les forces politiques. Au rêve de certains participants d’une gestion du pays qui ferait consensus, d’autres ont répondu à juste titre que la démocratie a besoin d’un nécessaire équilibre des pouvoirs pour s’exercer. Un parlementaire français a salué la grande maturité politique des Tunisiens.
La question de la sécurité a également été évoquée notamment par l’appel au démantèlement des ligues de protection de la révolution qui continuent à sévir, et à propos des menaces que fait peser sur la Tunisie la situation chaotique du voisin libyen.
La relation entre la France et la Tunisie
La demande d’un plus grand soutien de la France a été exprimée. Des voix françaises humbles se sont fait entendre pour reconnaître le retard pris par rapport à ce qui se passe en Tunisie mais rattrapé notamment par les deux visites du président français à Tunis. Le rôle de la diplomatie française pour faciliter le processus de transition lors des négociations des derniers mois a été évoqué et l’engagement à poursuivre son soutien au développement économique de la Tunisie a été affirmé. La France se fait l’avocate de la Tunisie tant auprès de l’Union européenne que des bailleurs de fonds comme la Banque Mondiale. L’alliance franco-tunisienne du numérique qui est en train de se mettre en place a été citée comme un modèle de partenariat à multiplier.
L’image de la Tunisie dans l’opinion publique française est marquée par trop de clichés réducteurs. Cette mauvaise image pénalise le tourisme, le nombre de visiteurs français ayant été divisé par deux depuis le début de la révolution.
Les défis économiques
Les participants étaient unanimes que la priorité devrait maintenant être de relever les gros défis économiques et sociaux auxquels la Tunisie est confrontée. Outre des questions assez techniques allant d’une refonte du système bancaire, à une gestion plus rationnelle des subventions et à un code des investissements plus attractifs, la question du développement inégal du territoire pour combler le fossé entre les régions côtières et de l’intérieur a été largement débattue. La Tunisie doit néanmoins également trouver sa place sur l’échiquier économique mondial.
Un homme d’affaires tunisien a appelé ses concitoyens à changer d’attitude par rapport à l’acquittement des taxes, l’Etat ne pouvant pas reconstruire de façon durable sur l’endettement extérieur. Enfin, le rôle de la Tunisie comme pôle de stabilité et de développement dans la région a été évoqué à plusieurs reprises.
Les suites
Le besoin de tels espaces de dialogue a été reconnu et affirmé par nombre de participants et les demandes qu’ils soient renouvelés, à intervalles réguliers, sur des thématiques particulières, voire dans d’autres capitales européennes ont été formulées. Cette journée d’échange n’a été qu’une amorce de dialogue. Il appartient aux participants habités par des préoccupations communes de le poursuivre selon leurs domaines de compétences. Initiatives et Changement reste bien sûr disponible pour apporter son soutien.
Frédéric Chavanne
Le journal La Croix a consacré un article à cette table ronde, voir ci-dessous >>